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que je ne reverrai peut-être jamais : n’est-ce pas à peu près comme si j’aimais un mort ?… Mais, dis-moi, le prince Henri, mon frère, n’est-il pas un aimable cavalier ?

— Oui, certainement.

— Très-amateur du beau, une âme d’artiste, un héros à la guerre, une figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant, l’ennemi du despotisme, l’esclave insoumis et menaçant de mon frère le tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sûr. On dit qu’il est fort épris de toi ; ne te l’a-t-il pas dit ?

— J’ai écouté cela comme une plaisanterie.

— Et tu n’as pas envie de le prendre au sérieux ?

— Non, madame.

— Tu es fort difficile, ma chère ; que lui reproches-tu ?

— Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour lui : il est prince.

— Merci du compliment, méchante ! Ainsi il n’était pour rien dans ton évanouissement au spectacle ces jours passés ? On a dit que le roi, jaloux de la façon dont il te regardait, l’avait envoyé aux arrêts au commencement du spectacle, et que le chagrin t’avait rendue malade.

— J’ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis bien sûre de n’en pas être la cause. Celle de mon accident est bien différente. Imaginez, madame, qu’au milieu du morceau que je chantais, un peu machinalement, comme cela ne m’arrive que trop souvent ici, mes yeux se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la scène ; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me regarder. Cette figure, c’était celle d’Albert, madame. Je le jure devant Dieu, je l’ai vu, je l’ai reconnu ; j’ignore si c’était une illusion, mais il est impossible d’en avoir une plus terrible et plus complète.