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tout une noire mélancolie est venue me saisir au fond de l’âme. Il ne se passe pas de nuit que je ne rêve d’Albert, et que je ne le revoie irrité contre moi, ou indifférent et préoccupé, parlant un langage incompréhensible, et livré à des méditations tout à fait étrangères à notre amour, tel que je l’ai vu dans la scène magique. Je me réveille baignée d’une sueur froide, et je pleure en songeant que, dans la nouvelle existence où la mort l’a fait entrer, son âme douloureuse et consternée se ressent peut-être de mes dédains et de mon ingratitude. Enfin, je l’ai tué, cela est certain ; et il n’est au pouvoir d’aucun homme, eût-il fait un pacte avec toutes les puissances du ciel et de l’enfer, de me réunir à lui. Je ne puis donc rien réparer en cette vie que je traîne inutile et solitaire, et je n’ai d’autre désir que d’en voir bientôt la fin.


X.

« N’as-tu donc pas contracté ici des amitiés nouvelles ? dit la princesse Amélie. Parmi tant de gens d’esprit et de talent que mon frère se vante d’avoir attirés à lui de tous les coins du monde, n’en est-il aucun qui soit digne d’estime ?

— Il en est certainement, madame ; et si je ne m’étais sentie portée à la retraite et à la solitude, j’aurais pu trouver des âmes bienveillantes autour de moi. Mademoiselle Cochois…

— La marquise d’Argens, tu veux dire ?

— J’ignore si elle s’appelle ainsi.

— Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c’est une personne distinguée ?

— Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu’elle soit un peu vaine des soins et des leçons de M. le mar-