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seur d’un tuyau de plume sera pratiqué ici. Tu verras qui frappe ou sonne à ta porte, et tu feras le mort pour quiconque ne sera pas ton ami. Ce n’est pas plus malin que ça. Entends-moi bien : tout l’avenir d’un homme dépend d’une circonstance ou d’une précaution de cette importance-là.

— Et tout le caractère d’un homme, lui répondis-je, se révèle dans une pareille prévision. Eh bien, je ne saurais suivre ton conseil.

Edmond Roque était un esprit net et ferme. Il ne connaissait pas la susceptibilité et ne se piquait qu’à bon escient.

— J’entends, me dit-il ; tu sais que je ne suis pas égoïste, et je sais que tu es dévoué. Mais tu me reproches de ne pas étendre assez l’obligeance ; moi je te reprocherai de l’exagérer. J’aurais peut-être été jaloux de toi, si je n’avais compris que tu l’emportais par l’intelligence et moi par le caractère. Tu travaillais pour l’amour de quelqu’un : ta mère ! je le sais. Moi, je travaillais… tu vas dire pour moi-même ? Non ! pour l’amour de la science. Savoir pour savoir, c’est une assez belle jouissance, et qui n’a pas besoin de stimulant étranger ou accessoire. Nous voici livrés à nos propres forces ; je sais ce que je veux, et ce que tu veux, toi, tu ne le sais pas.

— Il est vrai, quant à moi, mon cher Edmond. Mais ne me parle que de toi. Quel est le but que tu poursuis ? La gloire ou la fortune ?

— Ni l’une ni l’autre ! la science, te dis-je. J’en ai assez appris jusqu’à ce jour pour être certain que je ne sais rien du tout. Eh bien, je veux savoir, avant de mourir, tout ce qu’un homme peut apprendre. Nos camarades n’en demandent pas tant. Tous veulent savoir d’abord ce que c’est que le plaisir, puis quelques-uns pousseront l’ambition peut-être jusqu’à vouloir pénétrer les savantes profondeurs de la chicane, ou s’assimiler les phrases creuses et ronflantes du barreau, ou encore se promener dans le vaste champ des conjec-