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Quant au docteur, c’était une autre théorie, plus logique à certains égards, mais qui péchait en sens inverse. Démocrate par naissance et par sentiment, il avait eu, dès sa première jeunesse, son rêve d’héroïsme, et il avait fait ses preuves de bravoure et de dévouement absolu à la patrie ; mais, dans son âge mûr, il me semble avoir contracté ce que j’ose appeler les vices des héros : l’intempérance dans la volupté et l’immoralité égoïste des passions brutales. Le prince impatienté de l’entendre parler des vertus républicaines, lui reprochait, en homme qui le connaissait bien, d’être bon, vaillant et dévoué par tempérament et non par principe ; d’avoir la conscience large à certains égards ; par exemple d’être capable de trahir son meilleur ami pour lui prendre sa maîtresse ou lui débaucher sa femme ; de préférer la table à l’étude de la science ; de croire à peine en Dieu ; enfin, de ne pas valoir mieux que lui-même.

À quoi le docteur répondait que les vertus républicaines n’avaient rien de commun avec les vertus privées ; que l’on ne devait même pas exiger d’un glorieux patriote l’étroite moralité d’un bon bourgeois ; qu’il fallait tout pardonner (il disait presque tout permettre) à celui qui sauvait la patrie avec l’épée ou avec la parole ; enfin que la grande affaire des Italiens n’était pas d’être sages et réguliers dans leurs mœurs, mais d’être braves et de chasser l’étranger. Soyons Italiens d’abord, et puis nous tâcherons d’être hommes !

Il me semblait qu’il mettait la charrue devant les bœufs et que pour reconstituer une patrie, il eût fallu d’abord être capable de constituer une société.

La discussion ne fut pas assez longue pour m’ennuyer ; elle le fut assez pour me permettre de lire clairement dans l’âme de ces deux hommes à qui l’excitation d’un bon repas donnait le besoin de se résumer. Le prince, après avoir fumé son cigare, sortit de son sofa et de sa position hori-