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ment. J’ai chassé autrefois sans pouvoir aimer la chasse, et s’il me fallait guillotiner moi-même les poulets que je mange, j’aimerais mieux ne manger que des graines et des herbes. Aller à la chasse aux hommes sera toujours un cauchemar pour moi, et il me fallut, dans ce lieu sinistre où j’étais réfugié, faire un grand effort de raisonnement et de volonté pour ne pas me laisser aller à quelque sotte hallucination.

Heureusement, je trouvai au fond de la poche de mon caban un petit album de promenade et un crayon. Je pus étudier un peu le profil de la cascade et les silhouettes du rocher ; après quoi, pour me dégourdir et me réchauffer, je fis une promenade de descente gymnastique dans la cascatelle. La gorge était si déserte, que je fus bien tenté de pousser plus loin que mon mur de rocher : mais la crainte de compromettre mon bonheur me rendit tout à fait poltron, et je restai caché dans cette brèche qu’il est impossible de voir du dehors, tant qu’on n’a pas gagné, à ses risques et périls, le pied même de la montagne.

Mon souper fut impossible ; le lupin, que je n’avais pas eu la précaution de remettre tremper dans l’eau, était tout à fait desséché. Je fis mon repas d’un cigare, après avoir broyé sous les dents quelques graines pour empêcher la faim de revenir trop vite. En me livrant à cette maigre chère, et en me comparant aux cénobites des temps anciens, je me rappelai tout à coup ce pauvre moine que j’avais laissé à Madragone, et qui n’avait pas dû manger depuis la veille, à moins que Tartaglia, qui cachait et enfermait ses provisions avec tant de soin, n’eût songé à lui ; mais Tartaglia ravi de retrouver sa liberté n’aurait-il pas fait comme moi ? n’aurait-il pas oublié son ami Carcioffo aussi radicalement que j’avais eu le tort de le faire en prenant congé de Felipone ?