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Mais nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire. Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la République ; et tout aussitôt les ailes sont tombées, le soleil s’est voilé. J’avais treize ans, moi, quand on me dit : « Le passé n’existe plus, une nouvelle ère commence ; la liberté n’est pas un vain mot, les hommes sont mûrs pour ce beau rêve ; tu vas avoir l’existence noble et digne que tes pères n’avaient fait qu’entrevoir, tu es plus que l’égal, tu es le frère de tous tes semblables.»

— Est-ce ton oncle le curé qui te parlait de la sorte ?

— Non, certes. Mon oncle le curé, qui n’avait pas peur pour sa vie (c’est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs, il rêvait avec effroi le retour de 93.

» Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j’entendais parler. Je buvais l’espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et j’eus deux ou trois mois d’enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma véritable jeunesse.

» Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l’épouvante et la colère jusqu’au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants ; on leur courait sus, et mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les semences de fraternité avant qu’elles eussent eu le temps de germer ; mon âme se resserra et mon cœur contristé n’eut plus d’illusions. Tout se résuma pour moi dans ce mot : Les hommes n’étaient pas mûrs ! Alors je tâchai de vivre avec cette pensée morne et lourde : La vérité sociale n’est pas révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par la force, et chaque nouvelle expérience dé-