Page:Sand - Histoire de ma vie tomes 10a13 1855 Gerhard.djvu/623

Cette page n’a pas encore été corrigée

l’eau dans le vin qu’on lui servait. Il avait le goût si blasé qu’il ne s’en apercevait pas, et s’il suppléait à la qualité par la quantité, du moins son ivresse était moins lourde ou moins irritée. Mais je ne faisais que retarder l’instant fatal où, la nature n’ayant plus la force de réagir, il ne pourrait plus, même à jeun, retrouver sa lucidité. Il passa ses derniers mois à me bouder et à m’écrire des lettres inimaginables. La révolution de février, qu’il ne pouvait plus comprendre, à quelque point de vue qu’il se plaçât, avait porté un dernier coup à ses facultés chancelantes. D’abord républicain passionné, il fit comme tant d’autres qui n’avaient pas, comme lui, des accès d’aliénation pour excuse ; il en eut peur, et il se mit à rêver que le peuple en voulait à sa vie. Le peuple ! le peuple dont il sortait comme moi par sa mère, et avec lequel il vivait au cabaret plus qu’il n’était besoin pour fraterniser avec lui, devint son épouvantail, et il m’écrivit qu’il savait de source certaine que mes amis politiques voulaient l’assassiner. Pauvre frère ! cette hallucination passée, il en eut d’autres qui se succédèrent sans interruption jusqu’à ce que l’imagination déréglée s’éteignit à son tour, et fit place à la stupeur d’une agonie qui n’avait plus conscience d’elle-même. Son gendre lui survécut de peu d’années. Sa fille, mère de trois beaux enfants, encore jeune et jolie, vit près de moi à la Châtre. C’est une âme douce et courageuse qui a déjà