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plénitude de cœur, pourtant j’en devrais être bien guérie, car mon cœur a beaucoup saigné.

La vie que je raconte ici était aussi bonne que possible à la surface. Il y avait pour moi du beau soleil sur mes enfants, sur mes amis, sur mon travail ; mais la vie que je ne raconte pas était voilée d’amertumes effroyables.

Je me souviens d’un jour où, révoltée d’injustices sans nom qui, dans ma vie intime, m’arrivaient tout à coup de plusieurs côtés à la fois, je m’en allai pleurer dans le petit bois de mon jardin de Nohant, à l’endroit où jadis ma mère faisait pour moi et avec moi ses jolies petites rocailles. J’avais alors environ quarante ans, et quoique sujette à des névralgies terribles, je me sentais physiquement beaucoup plus forte que dans ma jeunesse. Il me prit fantaisie, je ne sais au milieu de quelles idées noires, de soulever une grosse pierre, peut-être une de celles que j’avais vu autrefois porter par ma robuste petite mère. Je la soulevai sans effort, et je la laissai retomber avec désespoir, disant en moi-même :

« Ah ! mon Dieu, j’ai peut-être encore quarante ans à vivre ! »

L’horreur de la vie, la soif du repos, que je repoussais depuis longtemps, me revinrent cette fois-là d’une manière bien terrible. Je m’assis sur cette pierre, et j’épuisai mon chagrin dans des flots de larmes. Mais il se fit là en moi une grande révolution : à ces deux heures d’anéantissement