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émotions excessives l’emportaient, à son insu, dans des régions connues de lui seul. J’étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce que, à force de le connaître, j’en étais venue à pouvoir m’identifier à toutes les fibres de son organisation. Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation musicale, son piano me révélait les entraînements, les embarras, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l’eût forcé à être plus intelligible pour tous.

Il avait eu quelquefois des idées riantes et toutes rondes dans sa jeunesse. Il a fait des chansons polonaises et des romances inédites d’une charmante bonhomie ou d’une adorable douceur. Quelques-unes de ses compositions ultérieures sont encore comme des sources de cristal où se mire un clair soleil. Mais qu’elles sont rares et courtes, ces tranquilles extases de sa contemplation ! Le chant de l’alouette dans le ciel et le mœlleux flottement du cygne sur les eaux immobiles sont pour lui comme des éclairs de la beauté dans la sérénité. Le cri de l’aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l’attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le