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de brouette sa femme et sa nombreuse progéniture. Il y avait de ces êtres effrayans ou hideux, et pourtant, par hasard, il s’y détachait quelquefois des figures plus intéressantes, des paillasses tristes et résignés comme celui qu’a idéalisé Frédérick Lemaître, de vieux artistes mendians raclant du violon avec une sorte de maestria désordonnée, des petites filles gymnastes exténuées et livides, riant et chantant le printemps et l’amour au bras de leurs amoureux de quinze ans. Que de misère, que d’insouciance, que de larmes ou de chansons sur ces chemins poudreux ou glacés qui ne mènent pas même à l’hôpital !

M. Lamennais m’avait invitée à aller passer quelques jours à la Chênaie ; je partis et m’arrêtai en route, en me demandant ce que j’allais faire là, moi si gauche, si muette, si ennuyeuse ! Oser lui demander une heure de son temps précieux, c’était déjà beaucoup, et à Paris il m’en avait accordé quelques-unes ; mais aller lui prendre des jours entiers, c’est ce que je n’osai pas accepter. J’eus tort, je ne le connaissais pas dans toute sa bonhomie, comme je l’ai connu plus tard. Je craignais la tension soutenue d’un grand esprit que je n’aurais pas pu suivre, et le moindre de ses disciples eût été plus fort que moi pour soutenir un dialogue sérieux. Je ne savais pas qu’il aimait à se reposer dans l’intimité des travaux ardus de l’intelligence. Personne ne causait avec autant d’abandon et d’entrain