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lentement dans la rue déserte, nous nous occupions à traverser la voiture, à la file les uns des autres, laissant les portières ouvertes et les marchepieds baissés, et chantant je ne sais plus quelle facétie sur un ton lugubre : je ne sais pas non plus pourquoi cela nous paraissait drôle et pourquoi Delatouche riait de si bon cœur. Je crois que c’était la joie de se sentir bête une fois en sa vie. Pyat prétendait avoir un but, qui était de donner une sérénade à tous les épiciers du quartier, et il allait de boutique en boutique chantant à pleine voix : Un épicier, c est une rose.

C’est la seule fois que j’aie vu Delatouche véritablement gai, car son esprit, habituellement satirique, avait un fonds de spleen qui rendait souvent son enjouement mortellement triste.

« Sont-ils heureux ! me disait-il, en me donnant le bras à l’arrière-garde, tandis que les autres couraient devant en faisant leur tapage ; ils n’ont bu que de l’eau rougie et ils sont ivres ! Quel bon vin que la jeunesse ! et quel bon rire que celui qui n’a pas besoin de motif ! Ah ! si l’on pouvait s’amuser comme cela deux jours de suite ! Mais aussitôt que l’on sait de quoi et de qui l’on s’amuse, on ne s’amuse plus, on a envie de pleurer. »

Le grand chagrin de Delatouche était de vieillir. Il n’en pouvait prendre son parti, et c’est lui qui disait :

« On n’a jamais cinquante ans, on a deux fois vingt-cinq ans. »