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HISTOIRE DE MA VIE

moi, après Favoir un peu souillée. L’art aussi avait souillé, par des aberrations déplorables, le berceau de sa réforme romantique. Le temps était à l’épouvante et à Tironie, à la consternation et à Fimpudence, les uns pleurant sur la ruine de leurs généreuses illusions, les autres riant sur les premiers échelons d’un triomphe impur ; personne ne croyant plus à rien, les uns par découragement, les autres par athéisme.

Rien dans mes anciennes croyances ne s’élait assez nettement formulé en moi, au point de vue social, pour m’aider à lutter contre ce cataclysme où s’inaugurait le règne de la matière, et je ne trouvais pas dans les idées républicaines et socialistes du moment une lumière suffisante pour combattre les ténèbres que Mammon soufflait ouvertement sur le monde. Je restais donc seule avec mon rêve de la Divinité toute-puissante, mais non plus tout amour, puisqu’elle abandonnait la race humaine à sa propre perversité ou à sa propre démence.

C’est sous le coup de cet abattement profond que j’écrivis Lélia, à bâtons rompus et sans projet d en faire un ouvrage ni de le publier. Cependant quand j’eus lié ensemble, au hasard d’une donnée de roman, un assez grand nombre de fragments épars, je les lus à Sainte-Beuve, qui m’encouragea à continuer et qui conseilla à Baloz de m’en demander un chapitre pour la Revue des Deux- Mondes, Malgré ce précédent, je n’étais pas encore décidée à faire de cette fantaisie un livre pour le public. Il portait trop le caractère du rêve, il était trop de l’école de Corambé pour être goûté par de nombreux lecteurs. Je ne me pressais donc pas, et j’éloignais de moi, à dessein, la préoccupation du public, éprouvant une sorte de soulagement triste à céder à l’imprévu de ma rêverie, et m’isolant même de la réalité du monde actuel, pour tracer la synthèse du doute et de la souffrance, à mesure qu’elle se présentait à moi sous une forme quelconque.