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HISTOIRE DE MA VIE

fait que s’accroître, et des millions de louis dans mes mains eussent amené des millions de pauvres autour de moi. Où serait la limite ? MM. de Rothschild donnant leui fortune aux indigents détruiraient-ils la misère ? On sail bien que non. Donc la charité individuelle n’est pas U remède, ce n’est même pas un palliatif. Ce n’est pas autrè chose qu’un besoin moral qu’on subit, une émotion qui se manifeste et qui n’est jamais satisfaite.

J’ai donc des raisons d’expérience, des raisons puisées dans mes propres entrailles, pour ne pas accepter le fait social comme une vérité bonne et durable, et pour protes ter contre ce lait jusqu’à ma dernière heure. On a dit que j’avais pris cet esprit de révolte dans mon orgueil. Qu’est-ce que mon orgueil avait à faire dans tout cela ? J’ai commencé par accepter sans réflexion et sans combat les choses établies. J’ai pratiqué la charité, et je l’ai pratiquée longtemps avec beaucoup de mystère, croyant naïvement que c’était là un mérite dont il fallait se cacher. J’étais dans la lettre de l’Evangile : « Que votre main gauche ne sache pas ce que donne la main droite. » Hélas ! en voyant l’étendue et l’horreur de la misère, j’ai reconnu que la pitié était une obligation si pressante, qu’il n’y avait aucune espèce de mérite à en subir les tiraillements, et que d’ailleurs, dans une société si opposée à la loi du Christ, garder le silence sur de telles plaies ne pouvait être que lâcheté ou hypocrisie.

Voilà à quelles certitudes m’amenait le commencement de ma vie d’artiste, et ce n’était que le commencement Mais à peine eus-je abordé ce problème du malheur général que l’effroi me saisit jusqu’au vertige. J’avais fait bien des réflexions, j’avais subi bien des tristesses dans la solitude de Nohant, mais j’avais été absorbée et comme engourdie par des préoccupations personnelles. J’avais probablement cédé au goût du siècle, qui était alors de s’en-