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HISTOIRE DE MA VIE

baptême de la misère aux enfants nés de nous. Ils ne sont pas plus notre propriété morale que les serfs n’étaient la propriété légitime d’un seigneur. La misère est dégradante, il n’y a pas à dire, puisque là où elle est complète il faut s’humilier, et puisqu’on n’y échappe, dans ce cas, que par la mort. Personne ne pourrait donc légitimement jeter ses enfants dans l’abîme pour en retirer ceux des autres. Si tous appartiennent à Dieu au même titre, nous nous devons plus spécialement à ceux qu’il nous a donnés. Or, tout ce qui enchaîne la liberté future d’un enfant est un acte de tyrannie, quand même c’est un acte d’enthousiasme et de vertu.

Si quelque jour, dans l’avenir, la société nous demande le sacrifice de l’héritage, sans doute elle pourvoira à l’existence de nos enfants ; elle les fera honnêtes et libres au sein d’un monde où le travail constituera le droit de vivre. La société ne peut prendre légitimement à chacun que pour rendre à tous. En attendant le règne de cette idée, qui est encore à l’état d’utopie, forcés de nous débattre entre les liens de la famille qui seront toujours sacrés, et les effroyables difficultés de l’existence par le travail ; contraints de nous conformer aux lois constituées, c’est-à-dire de respecter la propriété d’autrui et de faire respecter la nôtre, sous peine de finir par le bagne ou l’hôpital, quel est donc le devoir, pour ceux qui voient, de bonne foi, l’abîme de la souffrance et de la misère ?

Voilà un problème insoluble si l’on ne se résout à vivre au sein d’une contradiction flagrante entre les principes de l’avenir et les nécessités du présent. Ceux qui nous crient que nous devrions prêcher d’exemple, ne rien posséder et vivre à la manière des chrétiens primitifs, semblent avoir raison contre nous ; seulement, en nous prescrivant avec ironie de donner tout et de vivre d’aumônes, ils ne sont guère logiques non plus, puisqu’ils nous engagent à con-