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HISTOIRE DE MA VIE

pas de pouvoir constitué qui vous contraigne et qui contrôle l’étendue et la réalité de vos dons[1]. Dès lors, vous êtes libre de tricher l’opinion, d’être athée devant Dieu et hypocrite devant les hommes. La misère est à la merci de la conscience de chaque individu ; et tandis que des courages naïfs s’immolent avec excès, des esprits froids et positifs s’abstiennent de les seconder et leur laissent porter un fardeau impossible.

Oui, impossible ! Car s’il en était autrement, si une poignée de bons serviteurs pouvait sauver le monde et suffire, par un travail forcé et une abnégation sans limites, à détruire la misère et tous les vices qu’elle engendre, ceux-là devraient s’estimer heureux et fiers de leur mission, et l’espoir du succès en attirerait un plus grand nombre à la gloire et à la joie du sacrifice. Mais cet abîme de la misère n’est pas de ceux que les dieux consentent à fermer quand il a englouti quelque holocauste. Il est sans fond, et il faut qu’une société entière y précipite ses offrandes pour le combler un instant. Dans l’état des choses, il semble même que les dévouements partiels le creusent et l’agrandissent, puisque l’aumône avilit, en condamnant celui qui compte sur elle à l’abandon de soi-même.

On a retiré au clergé, aux communautés religieuses les immenses biens qu’ils possédaient ; on a tenté, dans une grande révolution sociale, de créer une caste de petits propriétaires actifs et laborieux à la place d’une caste de mendiants inertes et nuisibles. Donc l’aumône ne sauvait pas la société, même exercée en grand par un corps constitué et considérable ; donc les richesses consacrées à l’aumône étaient loin de suffire, puisque ces richesses, mobilisées et distribuées sous une autre forme, ont laissé

  1. En signalant ce fait, je n’entends pas dire que l’aumône forcée soit une solution sociale. On le verra tout à l’heure.