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HISTOIRE DE MA VIE

celui de la résignation, boivent le calice de l’humilité et tendent la main pour sauver leur mari, leur amant, leurs enlants surtout. 11 suffît qu*on risque d’abandonner à la faim, au désespoir, au suicide, une do ces victimes innocentes sur quatre vingt-dix-neuf filous effrontés, pour qu’on ne dorme pas tranquille ; et voilà le boulet qui s’attacha à ma vie dès que mon petit avoir de chaque journée eut dépassé le strict nécessaire.

N’ayant pas le temps de courir aux informations pour saisir la vérité, puisque j’étais rivée au travail, je cédai longtemps à cette considération toute simple en apparence qu’il valait mieux donner cent sous à un gredin que de risquer de les refuser à un honnête homme. Mais le système d’exploitation grossit avec une telle rapidité et dans de telles proportions autour de moi, que je dus regrettf^r d’avoir donné aux uns pour arriver à être forcée de refuser aux autres. Puis je remarquai, dans les discours pathétiques que Ton me tenait, des contradictions, des mensonges. Il fut un temps où, ne se gênant plus du tout, tous ces visages patibulaires arrivaient le même jour de la semaine. J’essayai de refuser le premier, le second vint et insista. Je tins bon, le troisième ne vint pas. Je vis dès lors que c’était une bande. J’aurais dû avertir la police. J’y répugnai, ne me croyant pas assez sûre de mon lait.

Mais d’autres mendiants arrivèrent, soit une autre bande, soit l’arrière-garde delà première. Je pris sur moi ce dont je ne m’étais pas encore senti le courage, dans la crainte d’humilier la misère : j’exigeai des preuves. Quelques maladroits s’éclipsèrent subitement devant celte méfiance, me laissant voir assez naïvement qu’elle était fondée. D’autres feignirent d’en être blessés, d’autres enfin me fournirent des moyens apparents de constater leur dénûment. Ils donnèrent leurs noms, leurs adresses ; c’étaient de faux noms, de fausses adresses. Je montai