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HISTOIRE DE MA VIE

d’impie et de stupide ; mais encore, et avant tout, pour me réconcilier avec moi-même, que je ne pouvais souffrir oisive et inutile, pesant, à l’état de maître, sur les épaules des travailleurs. Si j’avais pu piocher la terre, je m’y serais mise avec eux plutôt que d’entendre ces mots que, dans mon enfance, on avait grondés autour de moi quand Deschartres avait le dos tourné : « Il veut que l’on s’échauffe, lui qui a le ventre plein et les mains derrière son dos ! » Je voyais bien que les gens à mon service étaient souvent plus paresseux que fatigués, mais leur apathie ne me justifiait pas de mon inaction. Il ne me semblait pas avoir le droit d’exiger d’eux le moindre labeur, moi qui ne faisais rien du tout, car c’est ne rien faire que de s’occuper pour son plaisir.

Par goût, je n’aurais pas choisi la profession littéraire, et encore moins la célébrité. J’aurais voulu vivre du travail de mes mains, assez fructueusement pour pouvoir faire consacrer mon droit au travail par un petit résultat sensible, mon revenu patrimonial étant trop mince pour me permettre de vivre ailleurs que sous le toit conjugal, où régnaient des conditions inacceptables. Comme la seule objection à la liberté qu’on me laissait d’en sortir était le manque d’un peu d’argent à me donner, il me fallait ce peu d’argent. Je l’avais enfin. Il n’y avait plus de reproches ni de mécontentement de ce côté-là.

J’aurais souhaité vivre obscure, et comme, depuis la publication d’Indiana jusqu’à celle de Valentine, j’avais réussi à garder assez bien l’incognito pour que les journaux m’accordassent toujours le titre de monsieur ^ je me flattais que ce petit succès ne changerait rien à mes habitudes sédentaires et à une intimité composée de gens aussi inconnus que moi-même. Depuis que je m’étais installée au quai Saint-Michel avec ma petite, j’avais vécu si retirée et si tranquille que je ne désirais d’autre amélioration à mon