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71 HISTOIRE DE MA VIE

grand'mère Ibadit en larmes, et sans rien écouler, sans rien discuter, elle se servit de son argument accoutumé, argument d'une tendre perfidie et d'une touchante person- nalité : « Tu aimes une femme plus que moi, lui dit-elle, » donc tu ne m'aimes plus! Où sont les jours de Passy, » où sont tes sentimerits exclusifs pour ta mère? Que je » regrette ce temps où tu m'écrivais : Quand tu me seras » rendue, je ne te quitterai plus d'un jour, plus d^une heure ! » Que ne suis-je morte comme tant d'autres en 93! Tu » m'aurais conservée dans ton coeur, telle que j'y étais T alors, je n'y aurais jamais eu de rivale! »

Que répondre à un amour si passionné? Maurice pleura ne répondit rien et renferma son secret.

11 revint à Paris sans l'avoir trahi, vécut calme et retiré dans son modeste intérieur. Ma bonne tante Lucie était à la veille de se marier avec un officier ami de mon père, et ils se réunissaient avec quelques amis pour de petites fêtes de famille. Un jour qu'ils avaient formé quelques qua- drilles, ma mère avait ce jour-là une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon de Cré- mone (je l'ai encore, ce vieux instrument au son duquel j'ai vu le jour) une contredanse de sa façon; ma mère un peu souffrante quitta la danse et passa dans sa chambre. Comme sa figure n'était point altérée et qu'elle était sortie fort tranquillement, la contredanse continua. Au dernier chassez-huity ma tante Lucie entra dans la chambre de ma mère, et tout aussitôt s'écria : « Venez, venez, Maurice, vous avez une fille. — Elle s'appellera Aurore, comme ma pauvre mère qui n'est pas là pour la bénir, mais qui la bénira un jour,» dit mon père en me recevant dans ses bras.

C'était le 5 juillet 1804, l'an dernier de la République, l'an premier de l'Empire.

— Elle est née en musique cl dans le rose ; elle aura du bonheur, dit ma tante.