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HISTOIRE DE MA VIE 465

voyez-vous, ne croyez pas que la partie soit si bien gagnée! On veut nous licencier parce que nous sommes la dernière force, le dernier espoir de la patrie : mais il ne tient qu'à nous de repousser cet ordre comme un acte de trahison et comme une injure. Pardieu ! ce pays-ci est excellent pour une guerre de partisans, et je ne sais pas pourquoi nous n'y organisons pas le noyau d'une Vendée patriotique. Ah! le peuple, ah ! les paysans ! dit-il en se levant et en bran- dissant son couteau de table, vous allez les voir se joindre à nous ! Vous verrez comme ils viendront avec leurs faux, et leurs fourches, et leurs vieux fusils rouilles ! On peut tenir six mois dans vos chemins creux et derrière vos grandes haies. Pendant ce temps, la France se lèvera sur tous les points ; et d'ailleurs, si nous sommes abandonnés, mieux vaut mourir avec gloire et en se défendant que d'aller tendre la gorge aux ennemis. Nous sommes encore un bon nombre à qui il ne faudrait qu'un mot pour re- lever l'étendard de la nation et c'est peut-être à moi de donner l'exemple 1 »

Deschartres ne disait plus rien. Ma grand'mère prit le bras du général, lui ôta le couteau des mains, le força à se rasseoir, et cela d'une façon si tendre et si maternelle qu'il en fut ému. Il prit les deux mains de la vieille dame, les couvrit de baisers, et lui demandant pardon de l'avoir efirayée, la douleur reprit le dessus sur la colère, et il fondit en larmes, les premières peut-être qui eussent sou- lagé son cœur ulcéré depuis Waterloo.

Nous pleurions tous, sauf Deschartres, qui cependant n'insistait plus pour avoir raison et à qui un certain res- pect devant le malheur fermait enfin la bouche. Ma grand'- mère emmena le général au salon. « Mon cher général- au nom du ciel, lui dit-elle, soulagez-vous, pleurez, mais ne dites jamais devant personne des choses comme il vient de vous et» échapper. Je suis sûre autant qu'on peut l'être