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456 HISTOIRE DE AIA VIE

assez tout cela pour en être indignée, mais j'éprouvais comme un dégoût involontaire et comme un ennui d'être au monde. Il me semblait que tout le monde était fou, et je revenais à mon rêve de la campagne de Russie et de la campagne de France. Je retrouvais mes ailes et je m'en allais au-devant de l'empereur pour lui demander compte de tout le mal et de tout le bien qu'on disait de lui.

Une fois je songeai que je l'emportais à travers l'espace et que je le déposais sur la coupole des Tuileries. Là j'avais un long entrelien avec lui, je lui faisais mille questions et lui disais : « Si tu me prouves par tes réponses que tu es, comme on le dit, un monstre, un ambitieux, un buveur de sang, je vais te précipiter en bas et te briser sur le seuil de ton palais ; mais si tu te justifies, si tu es ce que j'ai cru, lebon,]egrand, le juste empereur, le père des Français, je te reporterai sur ton trône, et avec mon épée de feu je te défendrai de tes ennemis. » Il m'ouvrit alors son cœur et m'avoua qu'il avait commis beaucojp de fautes par un trop grand amour de la gloire, mais il me jura qu'il aimait la France et que désormais il ne songerait plus qu'à faire le bonheur du peuple, sur quoi je le tou- chai de mon épée de feu qui devait le rendre invulnérable.

Il est fort étrange que je fisse ces rêves tout éveillée, et souvent en apprenant machinalement des vers de Corneille ou de Racine que je devais réciter à ma leçon. C'était une espèce d'hallucination, et j'ai remarqué depuis que beau- coup de petites filles, lorsqu'elles approchent d'une certaine crise de développement physique, sont sujettes à des extases ou à des visions encore plus bizarres. Je ne me rappellerais probablement pas les miennes si elles n'avaient pris obstinément la même forme pendant quelques années consécutives ; et si elles ne s'étaient pas fixées sur l'empe- reur et sur la grande armée, il me serait impossible d'ex- pliquer pourquoi. Certes j'avais des préoccupations plus