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454 HISTOIRE DE MA VIE

quelque chose de nouveau qui ressemblait à la liberté dans les piovinces. Les libéraux parlaient beaucoup, et on rêvait une sorte d'état politique el moral jusqu'alors inconnu en France, l'état constitutionnel^ dont personne ne se faisait une idée juste et que nous n'avons connu qu'en paroles ; une royauté sans pouvoirs absolus, un laisser-aller de l'opinion et du langage en tout ce qui touchait aux insti- tutions ébranlées et replâtrées à la surface. Il régnait sous ce rapport beaucoup de tolérance dans un certain milieu bourgeois que ma grand'mère eût volontiers écouté de pré- férence à son vieux cénacle. Mais ces dames (comme disait mon père) ne lui permirent guère de raisonner. Elles avaient l'intolérance de la passion. Elles vouaient à la haine la plus tenace et la plus étroite tout ce qui osait regretter le Corse, sans songer que la veille encore elles avaient frayé sans répugnance avec son cortège. Jamais on n'a vu tant de petitesses, tant de commérages, tant d'accu- sations, tant d'aversions, tant de dénonciations.

Heureusement nous étions loin des foyers de l'intrigue. Les lettres que recevait ma grand'mère nous en apportaient seulement un reflet, et Deschartres se livrait à" des décla- mations souverainement absurdes contre le tyran, auquel il n'accordait pas même une intelligence ordinaii-e. Quant à moi, j'entendais dire tant de choses que je ne savais plui que penser. L'empereur Alexandre était le grand législa- teur, le philosophe des temps modernes, le nouveau Fré- déric le Grand, l'homme de génie par excellence. On envoyait son portrait à ma grand'mère el elle me le don nait à encadrer. Sa figure, que j'examinai avec grande attention, puisqu'on disait que Bonaparte n'était qu'un petit garçon auprès de lui, ne me toucha point. Il avait la tête lourde, la face molle, le regard faux, le sourire niais. Je ne l'ai jamais vu qu'en peinturo, mais je présume qu8 parmi tant de portraits répandus alors en France à profu-