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452 HISTOIRE DE MA VIE

Rose était bonne, elle eût eu des remords si elle se îdt avisée qu'elle me faisait du mal. Mais peut-être bien aussi n'avait-elle pas conscience de ses voies de fait, tant elle était impétueuse et irréfléchie. Un jour qu'elle m'apprenait à marquer mes bas, et que je prenais trois mailles au lieu de deux avec mon aiguille, elle m'appliqua un furieux soufflet. « Tu aurais dû, lui dis-je froidement, ôter ton dé pour mo frapper la figure ; quelque jour tu me casseras les dents. » Elle me regarda avec un étonnement sincère, elle regarda son dé et la marque qu'il avait laissée sur ma joue. Elle ne pouvait croire que ce fût elle qui, à l'instant même, venait de me faire cette marque-là. Quelquefois elle me menaçait d'une grande tape aussitôt après me l'avoir donnée, à son insu apparemment.

Je ne reviendrai plus sur cet insipide sujet ; qu'il me suffise de dire que pendant trois ou quatre ans je ne passai guère de jour sans recevoir, à i'improviste, quelque horion qui ne me faisait pas toujours grand mal, mais qui chaque fois me causait un saisissement cruel et me replongeait, moi nature confiante et tendre, dans un roidissement de tout mon être moral. Il n'y avait peut-être pas de quoi, étant aimée quand même, me persuader que j'étais mal- heureuse, d'autant plus que je pouvais faire cesser cet état de choses et que je ne le voulus jamais. Mais que je fusse /ondée ou non à me plaindre de mon sort, je me sentis, je me trouvai malheureuse, et c'était l'être en réalité. Je m'habituais même à goûter une sorte d'amère satisfaction à protester intérieurement et à toute heure contre cette destinée, à m'obstiner de plus en plus à n'aimer qu'un rtre absent et qui semblait m'abandonner à ma misère, à refuser à ma bonne maman l'élan de mon cœur et de mes pensées, à critiquer en moi-même l'éducation que je rece- vais el dont je lui laissais volontairement ignoV^r les déboires, enfin à me regarder comme un pauvre être