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440 HISTOIRE DE MA VIE

L'homme ne s'abjure jamais. On ne peut se soumettre et s'immoler ainsi comme domestique qu'à la condition d'être le maître en réalité un jour ou l'autre; et c'est ce qui arrivait toujours. On avait exploité la vie de cet être, on l'avait usé, épuisé ; on avait abusé de sa patience et de son dévouement; et, en retour, il s'était rendu néces- saire. Il s'était créé des droits en dehors de la convention première ; il vous avait sacrifié sa jeunesse, ses forces et sa dignité. Vous lui deviez un dédommagement, et vous ne pouviez pas le lui donner trop considérable, car aucun sacrifice ne saurait être comparé à celui dont vous aviez profité. Alors il devenait, en vertu d'un droit tacite, le maître absolu de votre maison, le régulateur jaloux de vos habitudes ou de vos besoins, le confident inévitable de vos soucis intérieurs, l'avocat favorable à ce fils, ou contraire à cet autre ; tel de vos amis avait sa protection, tel autre son antipathie. On riait de cela d'abord, peu à peu on s'y soumettait, et quand la vie du vieux maître et celle du vieux serviteur se prolongeaient, leur intimité dernière devenait, la plupart du temps, un supplice pour tous deux, le maître étant opprimé pour avoir été trop bien servi, le serviteur ne connaissant plus de bornes et de satisfaction à ses exigences pour avoir été trop longtemps exploité et dominé.

J'ai tant vu de ces exemples, j'en ai tant souffert pour mon propre compte, pour avoir accepté sans prévoyance et sans méfiance des dévouements qu'on a voulu me faire payer ensuite par l'indépendance de toute ma vie, que je souhaiterais faire goûter mes idées aux personnes d'humeur bienveillante qui courent les mêmes risques, faute de com- prendre comment et pourquoi tout cela doit se modifier dans les mœurs présentes et futures.

Nous sommes destinés à avoir, dans un avenir peut-être assez prochain, non plus des laquais, non plus même des