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HISTOIRE DE MA VIE 425

et, dans quelques années, si je peux vous donner à cha- • cune huit ou dix mille francs, ce sera de quoi vous ma- rier avec d'honnêtes ouvriers qui vous rendront plus heureuses que des marquis et des comtes. Au fait, tu ne seras jamais à ta place dans ce monde-là. On ne t'y par- donnera pas d'être ma fille et d'avoir eu un grand-}ère marchand d'oiseaux. On t'y fera rougir à chaque instant, et si tu avais le malheur de prendre leurs grands airs, tu ne te pardonnerais plus à toi-même de n'être qu'à moitié noble. C'est donc résolu. Garde bien ce secret-là. Je vais partir, et je m'arrêterai un jour ou deux à Orléans pour m'in former et voir des boutiques à louer. Puis je prépa- rerai tout à Paris, je t'écrirai en cachette par Ursule oj par Catherine, quand tout sera arrangé, et je viendrai U prendre ici. J'annoncerai ma résolution à ma belle-uière je suis ta mère, et personne ne peut m'ôter mes droits sur toi. Elle se fâchera, elle me retirera le surplus de pensior qu'elle me donne, je m'en moquerai; nous partirons d'ici pour prendre possession de noire petite boutique, et quand elle passera dans son carrosse par la grande rue d'Orléans, elle verra en lettres longues comme le bras : « Madame veuve Dupin, marchande de modes. »

Ce beau projet me tourna la tête. J'en eus presque une attaque de nerfs. Je sautais par la chambre en criant et en riant aux éclats, et en même temps je pleurais. J'étais comme ivre. Ma pauvre mère était certainement de bonne foi et croyait à sa résolution ; sans cela elle n'eût point à la légère empoisonné l'insouciance ou la résignation de mes jeunes années par un rêve trompeur ; car il est cer- tain que ce rêve s'empara de moi et me créa pour long- temps des agitations et des tourmonls sans rapport naturel avec mon âge.

Je mis alors autant de zèle à faire partir ma mère que j'en avais mis à l'en empêcher. Je l'aidais à faire ses pa-