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HISTOIRE DE MA VIE 417.

voix et l'ouïe, que son amie lui demanda l'autorisatioii de mettre la cognée dans le petit bois et la pioche dans les allées. Ma grand'mère n'aimait pas le changement, mais elle avait la tête si faible en ce moment, et d'ailleurs ma- dame de Béranger exerçait sur elle une telle domination, qu'elle lui donna pleins pjuvoirs.

Voilà donc celte bonne dame à l'œuvre ; elle mande une vinglaine d'ouvriers, et de sa fenêtre dirige l'abatage, éla- guant ici, détruisant là, et cherchant toujours un point de vue qui ne se trouva jamais, parce que, si des fenêtres du premier étage de la maison la campagne est assez jolie, rien ne peut faire que, dans ce jardin, de plain-pied avec cette campagne, on ne la voie pas de niveau et sans étendue. Il aurait fallu exhausser de cinquante pieds le sol du jardin, et chaque ouverture pratiquée dans les massifs n'aboutissait qu'à nous faire jouir de la vue d'une grande plaine la- bourée. On élargissait la brèche, on abattait de bons vieux arbres qui n'en pouvaient mais ; madame de Béranger traçait des lignes sur le papier, tendait de sa fenêtre des ficelles aux ouvriers, criait après eux, montait, descendait, retournait, s'impatientait et détruisait le peu d'ombrage que nous avions, sans nous faire rien gagner en échange. Enfin elle y renonça, Dieu merci, car elle eût pu faire table rase; mais Deschartres lui observa que ma grand'mère, dès qu'elle serait en état de sortir et de voir par ses yeux, re- gretterait peut-être beaucoup ses vieilles charmilles.

Je fus très-frappée de la manière dont cette dame par- lait aux ouvriers. Elle était beaucoup trop illustre pour daigner s'enquérir de leurs noms et pour les interpeller en particulier. Cependant elle avait affaire de sa fenêtre à chacun d'eux tour à tour, et pour rien au monde elle ne leur eût dit : « Monsieur, ou mon ami, ou mon vieux, » comme on dit en Berry, quel que soit l'âge de l'être mas- culin auquel on s'adresse. Elle leur criait donc à tue-tête ;