Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 2.djvu/424

Cette page n’a pas encore été corrigée

414 HISTOIRE DE MA VIE

avec sa femme de chambre et sa petite chienne, nous suivait dans une grande berline à quatre chevaux. Noire équipage déjà si lourd était leste en comparaison du sien. Le voyage fut assez difficile. II faisaiL un temps affreux, La route était couverte de troupes, de fourgons, de muni- tions de campagne de toute espèce. Des colonnes de cons- crits, de soldats et de volontaires se croisaient, se mêlaient bruyamment, et se séparaient aux cris de Vive l'empereur! vive la France ! Madame de Déranger avait peur de ces ren- contres fréquentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer. Les volontaires criaient souvent Vive la nation ! et elle se croyait en 93. Elle prétendait qu'ils avaient des figures patibulaires et qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'mère se moquait un peu d'elle à la dérobée, mais elle était très-dominée par elle et ne la contredisait jamais ouvertement.

Dans la Sologne, nous rencontrâmes des soldats qui pa- raissaient revenir de loin, d'après leurs vêtements en gue- nilles et leur air affamé. Étaient-ce des détachements rap- pelés d'Allemagne ou repoussés de la frontière? Ils nous le dirent ; je ne m'en souviens plus. Ils ne mendiaient point, mais lorsque nous allions au pas dans les sables détrempés de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air sup- pliant. « Qu'est-ce qu'ils veulent donc? »dit ma grand'mère. Ces pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fieité pour le dire. Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis à celui qui se trouvait le plus à ma portée; il poussa un cri effrayant et se jeta dessus, non avec les mains mais avec les dents, si violemment que je n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il eût dévorés. Ses com- pagnons l'entourèrent et mordirent à même ce pain qu'ils rongeaient comme eût pu le faire un animal. Ils ne se dis- putaient pas, ils ne songeaient point à partager, ils se fai- saient place les uns aux autres pour mordre dans la proie