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Mais j’étais trop enfant à l’époque que je raconte pour rester impartiale entre elles deux ; je crois même qu’il m’eût fallu une grande dose de froideur ou d’orgueil pour juger avec calme laquelle avait le plus tort ou le plus raison dans leurs dissidences, et j’avoue qu’il m’a fallu trente ans pour y voir bien clair et pour chérir presque également le souvenir de l’une et de l’autre.

Je crois que ce qui précède date de l’été de 1813, je ne l’affirmerais pourtant pas, parce qu’il y a là une sorte de lacune dans mes souvenirs : mais si je me trompe de date, il importe peu. Ce que je sais, c’est que cela n’est pas arrivé plus tard.

Nous fîmes un très-court séjour à Paris l’hiver suivant. Dès le mois de janvier 1814, ma grand’mère, effrayée des rapides progrès de l’invasion, vint se réfugier à Nohant, qui est le point le plus central pour ainsi dire de la France, par conséquent le plus à l’abri des événements politiques.

Je crois que nous en étions parties au commencement de décembre, et qu’en faisant ses préparatifs pour une absence de trois ou quatre mois, comme les autres années, ma grand’mère ne prévoyait nullement la chute prochaine de l’empereur et l’entrée des étrangers dans Paris. Il y était de retour, lui, depuis le 7 novembre, après la retraite de Leipzig. La fortune l’abandonnait. On le trahissait, on le trompait de toutes parts. Quand nous arrivâmes à Paris, le nouveau mot de M. de Talleyrand courait les salons : « C’est, disait-il, le commencement de la fin. » Ce mot, que j’entendais répéter dix fois par jour, c’est-à-dire par toutes les visites qui se succédaient chez ma grand’mère, me sembla niais d’abord, et puis triste, et puis odieux. Je demandai ce que c’était que M. de Talleyrand, j’appris qu’il devait sa fortune à l’empereur, et je demandai si son mot était un regret ou une plaisanterie. On me dit que c’était une moquerie et une menace, que l’empereur le méritait