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HISTOIRE DE xMA VIE 405

montrant l'eau du fossé d'un air d'interrogation. Nous lui . fîmes comprendre qu'elle n'était pas bonne à boire, et qu'il eût à nous attendre. Nous courûmes lui chercher une bou- teille de vin et un énorme morceau de pain, sur lesquels il se précipita avec des exclamations de joie et de recon- naissance, et quand il se fut restauré, il nous tendit la main à plusieurs reprises. Nous pensions qu'il voulait de l'argent, et nous n'en avions pas. J'allais en demander pour lui à ma grand'mère, lorsqu'il devina ma pensée. Il me retint, et nous fit entendre que ce qu'il voulait de nous, c'était une poignée de main. Il avait les yeux pleins de larmes, et après avoir bien cherché, il vint à bout de nous dire : « Enfants irès-pons ! »

Nous revînmes tout attendris raconter à ma bonne ma- man notre aventure. Elle se prit à pleurer, songeant au temps oii son fils avait eu un sort pareil chez les Croates. Puis, comme de nouvelles colonnes de prisonniers parais- saient sur la route, elle fit porter au pavillon une pièce de vin du pays et une provision de pain. Nous en prîmes possession, mon frère et moi, et nous eûmes ré- création toute la journée, afin de pouvoir remplir l'office de cantiniers jusqu'au soir. Ces pauvres gens étaient d'une grande discrétion, d'une douceur parfaite, et nous mon- traient une vive reconnaissance pour ce pauvre morceau de pain et ce verre de vin offerts en passant, sans céré- monie. Ils paraissaient touchés surtout de voir deux enfants leur faire les honneurs, et pour nous remercier, ils se groupaient en chœur et nous chantaient des tyroliennes qui me charmèrent. Je n'avais jamais entendu rien de semblable. Ces paroles étrangères, ces voix justes chantani en parties, et cette classique vocalisation gutturale qui marque le refrain de leurs airs nationaux étaient alors choses très-nouvelles en France, et ce n'est pas sur moi seulement qu'elles produisirent de l'effet. Tous les prison-

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