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804 HISTOIRE DE MA VIE

alors comme un état normal, et on ne s'inquiétait que lorsque Napoléon n'agissait pas d'une manière ostensible. On l'avait dit abattu et découragé après son retour de Moscou. Le découragement d'un seul homme, c'était encore le seul malheur public qu'on voulût admettre et qu'on osât prévoir. Dès le mois de mai les victoires de Lutzen, Dresde et Bautzen relevèrent les esprits. L'armistice dont on parlait me parut la sanction de la victoire. Je ne pensais plus à avoir des ailes et à voler au secours de nos légions. Je repris mon existence de jeux, de promenades et d'études faciles.

Dans le courant de l'été, nous eûmes un passage de pri- sonniers. Le premier que nous vîmes fut un officier qui s'était assis au bord de la route, sur le seuil d'un petit pavillon qui ferme notre jardin de ce côté-là. Il avait un habit de drap fin, de très-beau linge, des chaussures mi- sérables, et un portrait de femme attaché à un ruban noir sur sa poitrine. Nous le regardions curieusement mon frère et moi, tandis qu'il examinait ce portrait d'un air triste, mais nous n'osâmes pas lui parler. Son domestique vint le rejoindre. Il se leva et se remit en route sans faire attention à nous. Une heure après, il passa un groupe assez considérable d'autres prisonniers. Ils se dirigeaient sur Châteauroux. Personne ne les conduisait ni les sur- veillait. Les paysans les regardaient à peine.

Le lendemain, comme nous jouions mon frère et moi auprès du pavillon, un de ces pauvres diables vint à passer. La chaleur était accablante. Il s'arrêta et s'assit sur cette marche du pavillon qui offrait aux passants un peu d'ombre et de fraîcheur. 11 avait une bonne figure de paysan ille- mand, lourde, blonde et naïve. Cela nous enhardit a lui parler, mais il nous répondit : « Moi pas comprend, y C'était tout ce qu'il savait dire en français. Alors je lui demandai par signes s'il avait soif. Il me répondit en me