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402 HISTOIRE DE MA VIE

certain moment de ma rêverie, que j'avais des ailes, que je franchissais l'espace, et que, ma vue plongeant sur les abîmes de l'horizon, je découvrais les vastes neiges les steppes sans fin de la Russie blanche; je planais, je m'o- rientais dans les airs, je découvrais enfin les colonnes er- rantes de nos malheureuses légions; je les guidais vers la France, je leur montrais le chemin, car ce qui me tourmen- tait le plus, c'était de me figurer qu'elles ne savaient où elles étaient et qu'elles s'en allaient vers l'Asie, s'enfon- çanL de plus en plus dans les déserts, en tournant le dos à l'Occident. Quand je revenais à moi-même, je me sen- tais fatiguée et brisée par le long vol que j'avais fourni, mes yeux étaient éblouis par la neige que j'avais regardée; j'avais froid, j'avais faim, mais j'éprouvais une grande joie d'avoir sauvé l'armée française et son empe reur.

Enfin, vers le 25 décembre nous apprîmes que Napoléon était à Paris. Mais son armée restait derrière lui, engagée encore pour deux mois dans une retraite horrible, désas- treuse. On ne sut officiellement les souffrances et les mal- heurs de cette retraite qu'assez longteuips après. L'empe- reur à Paris , on croyait tout sauvé , tout réparé. Les bulletins de la grande armée et les journaux ne disaient qu'une partie de la vérité. Ce fut par les lettres particu- lières, par les récits de ceux qui échappèrent au désastre, qu'on put se faire une idée de ce qui s'était passé.

Parmi les familles que ma grand'mère connaissait, il y eut un jeune officier qui était parti à seize ans pour cette terrible campagne. 11 grandit de toute la tête au milieu de ces marches forcées et de ces fatigues inouïes. Sa mère, n'entendant plus parler de lui, le pleurait. Un jour, une espèce de brigand d'une taille colossale et bizarrement ac- coutré se précipite dans sa chambre, tombe à ses genoux et la presse dans ses bra*. EJl« crie de peur d'abord, et