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394 HISTOIRE DE MA VIE

Les gens avisés, et Dieu sail qu'il n'en manque point après l'événement, ont prétendu qu'ils avaient tous mal auguré de cette gigantesque entreprise, qu'ils avaient olâmé Napoléon comme un conquérant téméraire, enfin qu'ils avaient eu le pressentiment de quelque immense désastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai jamais entendu ex- primer ces craintes, même chez les personnes ennemies, par système ou par jalousie, des grandeurs de l'Empire. Les mères qui voyaient partir leurs enfants se plaignaient de l'infatigable activité de l'empereur, et se livraient aux inquiétudes et aux regrets personnels inévitables en pareil cas. Elles maudissaient le conquéiant, l'ambUieux, mais jamais je ne vis chez elles le moindre doute du succès, et j'entendais tout, je comprenais tout à celte époque. La pensée que Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu'à l'esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'était le seul moyen de le vaincre. Les gens prévenus mais honnêtes avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire à une des amies de ma grand'mère : « Eh bien, quand nous aurons pris la Russie, qu'est-ce que nous en ferons? »

D'autres disaient qu'il méditait la conquête de l'Asie et que la campagne de Russie n'était qu'un premier pas vers la Chine. « Il veut être le maître du monde, s'écriait-on, et il no respecte les dioits d'aucune nation. Où s'arrêtera-t- il? Quand se trouvera-t-il satisfait? C'est intolérable, tout lui réussit. »

Et personne ne disait qu'il pouvait éprouver des revers et faire payer cher à la France la gloire dont il l'avait enivrée.

Nous revînmes à Nohant avec le printemps de 1812 ; ma mère vin' passer une partie de l'été avec nous, et Ursule, qui retournait tous les hivers chez ses parents, me fut ren- due à ma grande joie, et à la sienne aussi. Outre l'affection