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mise, peut-êlre le tablier de quelque cabriolet réformé. 11 avait travaillé quatre jours et quatre nuits, taillant, cou- sant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux pour l'amollir, et il avait réussi à se confectionner des chaussures informes, dignes d'un Esquimau, mais qui cre vcreni: le premier jour qu'il les mit. Ses vœux furent donc comblés quand le cordonnier lui apporta de véritables bottes avec fer au talon et courroies pour recevoir des éperons.

Je crois que c'est la plus grande joie que j'aie vu éprou- ver à un mortel. Le voyage à Paris, le premier déplace- ment de sa vie, la course à cheval, l'idée de se séparer bientôt de Deschartres, tout cela n'était rien en comparaison du bonheur d'avoir des bottes. Lui-même met encore cette satisfaction d'enfant dans ses souvenirs au-dessus de toutes celles qu'il a goûtées depuis, et il dit souvent : « Les pre- mières amours ? je crois bien ! Les miennes ont eu pour objet une paire de bottes, et je vous réponds que je me suis trouvé heureux et fier ! »

C'étaient des bottes à la hussarde, selon la mode d'alors, et on les portait par-dessus le pantalon plus ou moins col- lant. Je les vois encore, car mon frère me les fît tant re- garder et tant admirer, bon gré, mal gré, que j'en fus ob- sédée jusqu'à en rêver la nuit. Il les mit la veille du dé- part et ne les quitta plus qu'à Paris, car il se coucha avec. Mais il ne put dormir, tant il craignait, non que ses bottes vinssent à déchirer ses draps de lit, mais que ses draps de lit n'enlevassent le brillant de ses bottes. Il se releva donc sur le minuit et vint dans ma chambre pour les examiner à la clarté du feu qui brillait encore dans la cheminée. Ma boane, qui couchait dans un cabinet voi.sin, voulut le renvoyer, ce fut impossible. Il me réveilla pour me montrer ses bottes, puis s'assit devant le feu, ne vou- lant pas dormir, car c'eiit été perdre pour quelques ins-