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HISTOIRE DE MA VIE

quelles il avait montré de l’aptitude, et il en avait véritablement. Il ne haïssait pas l’étude en elle-même, mais il préférait le mouvement et la gaieté, dont il avait un impérieux besoin. Deschartres lui enseignait aussi la musique. Le flageolet étant son instrument favori, Hippolyte dut l’apprendre bon gré mal gré ; on lui fit emplette d’un flageolet en buis, et Deschartres, armé de son flageolet d’ébène monté en ivoire, lui en appliquait de violents coups sur les doigts à chaque fausse note. Il y a un certain menuet de Fischer qui aurait dû laisser des calus sur les mains de l’élève infortuné. Cela était d’autant plus coupable de la part de Deschartres, que, quelque irrité qu’il fût, il pouvait toujours se vaincre jusqu’à un certain point avec les personnes qu’il aimait. Il n’avait jamais brutalisé l’enfance de mon père, et jamais il ne s’emporta contre moi jusqu’à un essai de voie de fait, qu’une seule fois en sa vie. Il avait donc une sorte d’aversion pour Hippolyte, à cause des mauvais tours et des moqueries de celui-ci. Et pourtant il lui portait, à cause de mon père, un véritable intérêt. Rien ne l’obligeait à l’instruire et il s’y employait avec une obstination qui n’était pas de la vengeance, car il eût été vite dégoûté d’une satisfaction que son élève lui faisait payer si cher : il s’était imposé cette tâche en conscience, mais il est bien vrai de dire qu’à l’occasion le ressentiment y trouvait son compte.

Quand j’allais prendre mes leçons auprès d’Hippolyte accoudé sur sa table et jouant aux mouches quand on ne le regardait pas, Ursule était toujours là. Deschartres aimait cette petite fille pleine d’assurance qui lui tenait tête et lui répliquait fort à propos. Comme tous les hommes violents, Deschartres aimait parfois la résistance ouverte et devenait débonnaire, faible même, avec ceux qui ne le craignaient pas. Le tort d’Hippolyte, et son malheur, était de ne lui jamais dire en face qu’il était injuste et cruel.