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HISTOIRE DE MA VIE 331

porter avec prétention un habit brodé, une robe à queue,- une épée ou un éventail! Les belles dames espagnoles ma- nient ce dernier jouet avec une grâce indicible, nous dit-on, et c'est un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y prête. Les paysannes espagnoles dansent le bo- loro mieux que nos actrices de l'Opéra, et leur grâce ne leur vient que de leur belle organisation qui porte son instinct avec elle.

La grâce, comme on l'entendait avant la Révolution, c'est-à-dire la fausse grâce, fit donc le tourment de mes jeunes années. On me reprenait sur tout et je ne faisais plus un mouvement qui ne fût critiqué. Cela me causait une impatience continuelle, et je disais souvent : « Je voudrais être un bœuf ou un âne; on me laisserait mar- cher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte. »

A quelque chose malheur est bon, car c'est peut-être à l'aversion que cette petite persécution de tous les instants m'inspira pour le maniéré que je dois d'être restée natu- relle dans mes idées et dans mes sentiments. Le faux, le guindé, l'affecté me sont antipathiques, et je les devine, même quand l'habileté les a couverts du vernis d'une fausse simplicité. Je ne puis voir le beau et le bon que dans le vrai et le simple, et plus je vieillis, plus je crois avoir raison de vouloir celte condition, avant toutes les autres, dans les caractères humains, dans les œuvres de l'esprit et dans les actes de la vie sociale.

Et puis je voyais fort bien que cette prétendue grâce, eût-elle été vraiment jolie et séduisante, était un brevet de maladresse et de débilité physique. Toutes ces belles dames et tous ces beaux messieurs, qui savaient si bien marcher sur des tapis et taire la révérence, ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être