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HISTOIRE DE MA VIE 323

de Maleteste se retira peu de moments après, fort blessée d'une impertinence dont je ne sentais pas la portée.

Les hommes étaient l'abbé de Pernon, un doux et ex- cellent homme, sécularisé dans toute sa personne, toujours vêtu d'un habit gris clair et la figure couverte de gros pois chiches ; l'abbé d'Andrezel, dont j'ai déjà parlé, et qui por- tait des spencers sur ses habits; le chevalier de Yinci, qui avait un tic nerveux, grâce auquel sa perruque fortement secouée et attirée par une continuelle contraction des sour- cils et des muscles frontaux quittait sa nuque et, en cinq minutes, arrivait à tomber sur son nez. Il la rattrapait juste au moment où elle abandonnait sa tête et se précipi- tait dans son assiette. Il la rejetait alors très en arrière sur son crâne, afin qu'elle eût plus de chemin à parcou- rir avant d'arriver à une nouvelle chute. Il y avait encore deux ou trois vieillards dont les noms m'échappent et me reviendront peut-être en temps et lieu.

Mais qu'on se figure l'existence d'un enfant qui n'a point sucé les préjugés de la naissance avec le lait de sa mère, au milieu de ces tristes personnages d'un enjouement gla- cial ou d'une gravité lugubre! J'étais déjà très-artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité, qui est l'observation des personnes et des choses. Bien longtemps avant de sa- voir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caractères et de décrire des intérieurs, je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destinée. Je corn mençais à ne pouvoir plus m'abstraire dans mes rêveries, et malgré moi, le monde extérieur, la réalité, venait me presser de tout son poids et m'arracher aux chimères dont je m'étais nourrie dans la liberté de ma première exis- tence. Malgré moi, je regardais et j'étudiais ces visages ra- vagés par la vieillesse, que ma grand'mère trouvait encore beaux par habitude, et qui me paraissaient d'autant plus affreux que je les entendais vanter dans le passé. J'analy-