Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 2.djvu/326

Cette page n’a pas encore été corrigée

316 HISTOIRE DE MA VIE

Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu, mais il avait une gourmandise sobre et de bon goût comme le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive, il était plaisant de l'entendre analy- ser ses théories culinaires, car il le faisait tantôt avec urie gravité et une logique qui eussent pu s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie, tantôt avec une verve comique et indignée. « Rien n'est si bête, disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. 11 n'en coûte pas plus d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même ce que cest qu'une omelette, et quand une ménagère l'a bien compris, je la préfère, dans ma cuisine, à un savant prétentieux qui se l'ait appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des noms les plus pompeux. »

Tout le temps du dîner, la conversation était sur ce ton et roulait sur la mangeaille. J'en ai donné cet échantillon pour qu'on se figure bien cette nature de chanoine, qui n'a guère plus de type dans le temps présent. Ma grand'- nière, qui était d'une friandise extrême, bien que très-pe- tite mangeuse, avait aussi des théories scientifiques sur la manière de faire une crème à la vanille et une omelette soufïlée. Madame Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait laissé mettre dans la sauce quel- ques parcelles de muscade de plus ou de moins : ma mère riait de leurs disputes. 11 n'y avait que la mère la Mar- lière qui oubliât de babiller au dîner, parce qu'elle man- geait comme un ogre. Quant à moi, ces longs dîners ser- vis, discutés, analysés et savourés avec tant de solennité m'ennuyaient mortellement. J'ai toujours mangé vite et en pensant à autre chose. Une longue séance a table m'a tou- jours rendue malade, et j'obtenais la permission de me