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314 HISTOIRE DE MA VIE

semblait ne pas oser habiter et dont je prenais possession à moi toute seule.

Cette possession fictive me suffisait, car dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aime à parcourir un beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les pro- duits d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le besoin de me dire : « Ceci est à moi, » et je ne comprends même pas qu'on ait ce besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui l'ad- mire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles de ma cham- bre me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'mère et qu'ils me la rappellent à tous les instants de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tentée et me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger a dit :

Voir c'est avoir.

Je ne hais pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de création plus jolie que ces con)binaisons de métaux et de pierres précieuses qui peu- vent réaliser les formes les plus riantes et les plus heu- reuses dans de si délicates proportions. J'aime à examiner les parures, les étoffes, les couleurs; le goût me charme.