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HISTOIRE DE MA VIE 293

besoin de tout cela , moi élevée dans la pauvre chambre boisée et carrelée de la rue Grange-Batelière , et je ne jouissais pas du tout de ces aises de la vie, auxquelles ma grand'mère eût aimé à me voir plus sensible. Je ne vivais, je ne souriais que quand ma mère était auprès de moi. Elle y venait tous les jours et ma passion augmentait à chaque nouvelle entrevue. Je la dévorais de caresses, et la pauvre femme, voyant que cela faisait souffrir ma grand'- mère, était forcée de me contenir et de s'abstenir elle- même de trop vives expansions. On nous permettait de sortir cnsemb'e, et il le fallait bien, quoique cela ne remplît pas le but qu'on s'était proposé de me détacher d'elle. Ma grand'mère n'allait jamais à pied, elle ne pouvait pas se passer de la présence de mademoiselle Julie, qui, elle-même, était gauche, distraite, myope, et qui m'eût perdue dans les rues ou laissé écraser par les voitures. Je n'aurais donc jamais marché si ma mère ne m'eût emmenée tous les jours faire de longues courses avec elle , et quoique j'eusse de bien petites jambes, j'aurais été à pied au bout du monde pour avoir le plaisir de tenir sa main, de tou- cher sa robe et de regarder avec elle tout ce qu'elle me disait de regarder. Tout me paraissait beau à travers ses yeux. Les boulevards étaient un lieu enchanté ; les bains Chinois, avec leur affreuse rocaille et leurs stupides magots, étaient un palais des contes de fées; les chiens savants qui dan- saient sur le boulevard, les boutiques de joujoux, les mar- chands d'estampes et les marchands d'oiseaux , c'était de quoi me rendre folle, et ma mère s'arrêtant devant tout ce qui m'occupait, y prenant plaisir avec moi, enfant qu'elle était elle-même, doublait mes joies en les partageant.

Ma grand'mère avait un esprit de discernement plus éclairé et d'une grande élévation naturelle. Elle voulait former mon goût et portait sa critique judicieuse sur tous les objets qui me frapcaient. Elle me disait : « Voilà une figure mal des-