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286 HISTOIRE DE MA VIE

laissait souvent tomber et qu'elle ne pouvait pas se baisser pour ramasser, car je n'ai jamais vu de corps plus languis- sant et plus débile; et comme elle était néanmoinc» grasse, fraîche et point malade, cette incapacité de mouvement m'impatientait intérieurement au dernier point. J'avais vu cent fois ma mère brisée par des migrâmes violentes, étendue sur son lit comme une morte, les joues pâles et les dents serrées ; cela me mettait au désespoir ; mais la nonchalance paralytique de ma grand'mère était quelque chose que je ne pouvais pas m'expliquer et qui parfois me semblait volontaire. Il y avait bien un peu de cela dans k principe, c'était la faute de sa première éducation. Elle avait trop vécu dans une boîte, elle aussi, et son sang avait perdu l'énergie nécessaire à la circulation ; quand on voulait la saigner, on ne pouvait pas lui en tirer une goutte, tant il était inerte dans ses veines. J'avais une peur effroyable de devenir comme elle, et quand elle m'or- donnait de n'être à ses côtés ni agitée ni bruyante, il me semblait qu'elle me commandât d'être morte.

Enfin tous mes instincts se révoltaient contre cette diffé- rence d'organisation, et je n'ai aimé véritablement ma grand'mère que lorsque j'ai su raisonner. Jusque-là, je m'en confesse, j'ai eu pour- elle une sorte de vénération morale jointe à un éloignement physique invincible. Elle s'aperçut bien de ma froideur, la pauvre femme, et voulut la vain- cre par des reproches qui ne servirent qu'à l'augmenter, en constatant à mes propres yeux un sentiment dont je ne me rendais pas compte. Elle a bien souffert et moi peut-être encore plus, sans pouvoir m'en défendre. Et puis une grande réaction s'est faite en moi quand mon esprit s'est développé, et elle a reconnu qu'elle s'était trompée en me jugeant ingrate et obstinée.

PIN DE LA DEUXIÈME PARTIE