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284 HISTOIRE DE MA VIE

apprendre toutes sortes d'usages qui me paraissaient ridi- cules. 11 fallait faire la révérence aux personnes qui venaient en vi^ite. 11 ne fallait plus mettre le pied à la cuisine et ne plus tutoyer les domestiques, afin qu'ils perdissent l'ha- bitude de me tutoyer. Il ne fallait pas non plus tutoyer ma bonne maman. Il ne fallait pas même lui dire vous. 11 fallait lui parler à la troisième personne : Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin ?

Elle avait certaiuement raison, l'excellente femme, de vouloir me frapper d'un grand respect moral pour sa per- sonne et pour le code des grandes habitudes de civilisation xju'elle voulait m'imposer. Elle prenait possession de moi ; elle avait affaire à un enfant quinteux et difficile à manier. Elle avait vu ma mère s'y prendre énergiquement, et elle pensait qu'au lieu de calmer ces accès d'irritation maladive, ma mère, excitant trop ma sensibilité, me soumettait sans me corriger. C'est bien probable. li'enfant trop secoué dans son système nerveux revient d'autant plus vite à son débordement d'impétuosité qu'on l'a plus ébranlé en le matant tout d'un coup. Ma grand'mère savait bien qu'en me subjuguant par une continuité d'observations calmes, elle me plierait à une obéissance instinctive, sans combats, sans larmes et qui m'ôlerait jusqu'à l'idée de la résistance. 'Ce fut en effet l'affaire de quelques jours. Je n'avais jamais eu la pensée d'entrer en révolte contre elle, mais je ne m'étais guère retenue de me révolter contre les autres en sa présence. Dès qu'elle se fut emparée de moi, je sentis qu'en faisant des sottises sous ses yeux j'encourrais son blâme, et ce blâme exprimé si poliment, mais si froidement, me donnait froid jusque dans la moelle des os. Je faisais une telle violence à mes instincts que j'éprouvais des fris- sons couvulsifs dont elle s'inquiétait sans les comprendre.

Elle avait atteint son but, qui était, avant tout, de me rendre disciplinable, et elle s'étonnait d'y être parvenue