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272 HISTOIRE DE MA VIE

il voit le mensonge, le charlatanisme, la convention, l'in- justice partout. C'est le Candide ou le Huron de Voltaire, mais c'est conçu plus naïvement. C'est une œuvre chaste, sincère, sans amertume, et dont les détails ont une poésie infinie. Je crois que le jeune Battuécas retourne à sa vallée et recouvre sa vertu sans retrouver son bonheur, car il a bu à la coupe empoisonnée du siècle. Je ne voudrais pas relire ce livre, je craindrais de ne plus le trouver aussi charmant qu'il m'a semblé.

Autant qu'il m'en souvient, la conclusion de madame de Genlis n'est pas hardie, elle ne veut pas donner tort à la société, et à plusieurs égards elle a raison d'accepter l'hu- manité telle qu'elle est devenue par les lois mêmes du progrès. Mais il me semble qu'en général les arguments qu'elle place dans la bouche de l'espèce de mentor dont elle fait accompagner son héros à travers Texamen du monde moderne, sont assez faibles. Je les lisais sans plaisir et sans conviction, et l'on pense bien pourtant qu'à seize ans, sortant du cloître et encore soumise à la loi catholi- que, je n'avais pas de parti pris contre la société officielle. Les naïfs raisonnements du Battuécas me charmaient au contraire, et, chose bizarre, c'est peut-être à madame de Genlis, l'institutrice et l'amie de Louis-Philippe, que je dois mes premiers instincts socialistes et démocratiques.

Mais je me trompe, je les dois à la singularité de ma position, à ma naissance à cheval pour ainsi dire sur deux classes, à mon amour pour ma mère, contrarié et brisé par des préjugés qui m'ont fait souffrir avant que je pusse les comprendre. Je les dois aussi à mon éducation, qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous les contrastes que ma propre vie m'a présentés dès l'âge le plus tendre. J'ai donc été démocrate non-seulement par le sang que ma mère a mis dans mes veines, mais par les luttes que ce sang du peuple a soulevées dans mon cœur