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HISTOIRE DE MA VIE 263

qu'on était forcé de lui savoir gré de ne pas partager vos peines au point de n'avoir pas la force d'essayer de vous- en distraire. C'était le plus beau vieillard que j'aie vu de ma vie. Il avait la peau blanche et fine, l'œil doux et les traits réguliers et nobles de ma grand'mère : mais il avait encore plus de pureté dans les lignes, et sa physionomie était plus animée. A cette époque, il portait encore des ailes de pigeon bien poudrées et la queue à la prussienne. Il était toujours en culottes de satin noir, en souliers à bou- cles, et, quand il mettait par-dessus son habit sa grande douil- lette de soie violette piquée et ouatée, il avait l'air solennel d'un portrait de famille.

Il aimait ses aises, et son intérieur était d'un vieux luxe confortable ; sa table était raffinée comme son appétit. Il était despote et impérieux en paroles ; doux, libéral et fai- ble par le fait. J'ai souvent pensé à lui en esquissant le portrait d'un certain chanoine qui a été goûté dans le ro- man de Consuelo. Comme lui, bâtard d'un grand personnage, il était friand, impatient, railleur, amoureux des beaux-arts, magnifique, candide et malin en même temps, irascible et débonnaire. J'ai beaucoup chargé la ressemblance pour les besoins du roman, et c'est ici le cas de dire que les portraits tracés de cette sorte ne sont plus des portraits; c'est pourquoi lorsqu'ils paraissent blessants à ceux qui croient s'y recon- naître, c'est une injustice commise envers l'auteur et envers soi-même. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L'homme est si peu logique, si rempli de contrastes et de disparates dans la réa- lité, que la peinture d'un homme réel serait impossible et tout à fait insoutenable dans un ouvrage d'art. Le roman entier serait forcé de se plier aux exigences de ce caractère, et ne serait plus un roman. Cela n'aurait ni exposition, ni intrigue, ni nœud, ni dénoiîment ; cela irait tout de travers comme la vie et n'intéresserait personne»