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252 HISTOIRE DE MA VIE

irons des écrevi^ses, elles nous mangeront les pieds. — C'est égal, lui dis-je; il ne faut pas mouiller nos souliers, nous devons les ménager, car nous avons encore bien du chemin à faire.

A peine fus-je déchaussée, que le froid du carreau me fit l'effet de l'eau véritable, et nous voilà, Ursule et moi, pataugeant dans le ruisseau. Pour ajouter à l'illusion gé- nérale, Hippolyte imagina de prendre le pot à l'eau et de le verser par terre, imitant ainsi un torrent et une cascade. Cela nous sembla délirant d'invention. Nos rires tt nos cris attirèrent enfin l'attention de ma mère. Elle nous regarda, et nous vit tous les trois, pieds et jambes nus, barbotant dans un cloaque, car le carreau avait déteint, et notre fleuve était fort peu limpide. Alors elle se fâcha tout de bon, surtout contre moi, qui étais déjà enrhumée; elle me prit par le bras, m'appliqua une correction ma- nuelle assez accentuée, et m'ayant rechaussée elle-même, en me grondant beaucoup, elle chassa Hippolyte dans sa chambre, et nous mit en pénitence, Ursule et moi, chacune dans un coin. Tel fut le dénoùment imprévu et dramatique de notre représentation, et la toile tomba sur des larmes et des cris véritables.

Eh bien, je me rappellerai toujours ce dénoùment comme une des plus pénibles commotions que j'aie ressenties. Ma mère me surprenait au plus fort de mon hallucination, et ces sortes de réveils me causaient toujours un ébranlement moral très-douloureux. Les coups ne me faisaient pourtant pas grande impression; j'en recevais souvent, et je savais parfaitement que ma mère, en me frappant, me faisait fort peu de mal. De quelque façon qu'elle me secouât et fît de moi un petit paquet qu'on pousse et qu'on jelle sur un lit ou sur un fauteuil, ses mains adroites et souples ne me meurtrissaient pas, et j'avais cette confiance malicieuse quoni tous les enfants, que la colère de leurs parents est