Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 2.djvu/256

Cette page n’a pas encore été corrigée

846 HISTOIRE DE MA VIE

avoir déplu. Quand elle était bien à son aise, c'était le langage incisif, comique et pittoresque de Yenfant de Paris^ auquel rien ne peut être comparé chez aucun peuple du monde, et au milieu de tout cela, il y avait des éclairs de poésie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s'en rend compte et qu'on sait les dire. Elle n'avait aucune vanité de son intelligence et ne s'en doutait même pas. Elle était sûre de sa beauté sans en être fièrc, et disait naïvement qu'elle n'avait jamais été jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partagée sous ce rapport-là. Mais ce qui la tourmentait, par rapport à mon père, c'était la supériorité d'intelligence et d'éducation qu'elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve com- bien elle était modeste naturellement; car les dix-neuf vingtièmes des femmes que j'ai connues dans toutes les positions sociales étaient de véritables idiotes auprès d'elle. J'en ai vu qui la regardaient par-dessus l'épaule et qui, en la voyant réservée et craintive, s'imaginaient qu'elle avait honte de sa sottise et de sa nullité; mais qu'elles eussent essayé de piquer l'épiderme, le volcan eût fait irruption et les eût lancées un peu loin.

Avec îout cela, il faut bien le dire, c'était la personne la plus difficile à manier qu'il y eût au monde. J'en étais venue à bout dans ses dernières années, mais ce n'était pas sans peine et sans souffrance. Elle était irascible au dernier point, et pour la calmer il fallait feindre d'être irritée. La douceur et la patience l'exaspéraient, le silence la rendait folle, et c'est pour l'avoir trop respectée que je l'ai trouvée longtemps injuste avec moi. Il ne me fut ja- mais possible de m'emporter avec elle, ses colères m'affli- geaient sans trop m'ofïénser; je voyais en elle un enfant terrible qui se dévorait lui-même, et je souffrais 'rop du mal qu'elle se faisait, pour m'occuper de celui qu'elle croyait me faire. Mais Je pris sur moi de lui parler avec