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232 HISTOIRE DE MA VIE

était venu au galop chercher Deschartres. Il n'était plus temps, mon père n'avait pas eu le temps de souffrir. 11 n'avait en que celui de se rendre compte de la mort subite et impla- cable qui venait le saisir au moment où. sa carrière mili- taire s'ouvrHit enfin devant lui brillante et sans obstacles; où, après une lutte de huit années, sa mère, sa femme et ses enfants enfin acceptés les uns par les autres et réunis sous le même toit, le combat terrible et douloureux de ses affections allait cesser et lui permettre d'être heureux.

Au lieu fatal, terme de sa course désespérée, ma pauvre grand'mère tomba comme suffoquée sur le corps de son fils. Saint-Jean s'était hâté de mettre les chevaux à la berline, tt il arriva pour y placer Deschartres, le cadavre et ma grand'mère, qui ne voulut pas s'en séparer. C'est Deschar- tres qui m'a raconté dans la suite cette nuit de dése-poir, dont ma grand'mère n'a jamais pu parler. 11 m'a dit que tout ce que l'âme humaine peut souffrir sans se briser, il l'avait souffert durant ce trajet où la pauvre mère, pâmée sur le corps de son fils, ne faisait entendre qu'un râle semblable à celui de l'agonie.

Je ne sais point ce qui se passa jusqu'au moment où ma mère apprit cette effroyable nouvelle. Il était six heures du malin et j'étais déjà levée; ma mère s'habillait, elle avait une jupe et une camisole blanche, et elle se peignait. Je la vois encore, au moment où Deschartres entra chez elle sans frapper, la figure si pâle et si bouleversée que ma mère comprit tout de suite. «Maurice! s'écria-t-elle, ouest Mau- rice? » Descliartes ne pleuraitpas.il avait les dents serrées, il ne pouvait prononcer que des paroles entrecoupées : « Il est tombé.... Non, n'y allez pas, restez ici, pensez à votre fille.... Oui, c'estgrave, très-grave..., « Et enfin, faisantun effort qui pouvait ressembler à une cruauté brutale, mais qui était tout à fait indépendant de la réflexion, il lui dit avec un accent que je n'oublierai de ma vie : « Il est m'^rt I »