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224 HISTOIRE DE MA VIE

miracle qu'Aurore soit vivante. Noire pauvre garçon n'eût peut-être pas été aveugle s'il était né à Paris. L'accoucheur de Madrid m'a expliqué que, par la position de l'enfant dans le sein de sa mère, les deux poings fermés et appuyés contre les yeux, la longue pression qu'il a dû éprouver par ta propre position dans la voiture, avec ta fille sou- vent assise sur tes genoux, a nécessairement empêché les organes de la vue de se développer.

— Tu me fais des reproches maintenant, dit ma mère, il n'est plus temps. Je suis au désespoir. Quant au chirur- gien, c'est un menteur et un scélérat. Je suis persuadée que je n'ai pas rêvé, quand je lui ai vu écraser les yeux de mon enfant.

Ils parlèrent longtemps de leur malheur, et peu à peu ma mère s'exalta beaucoup dans l'insomnie et dans les larmes. Elle ne voulait pas croire que son fils fût mort de dépérissement et de fatigue ; elle prétendait que la veille encore il était en pleine voie de guérison et qu'il avait été surpris par une convulsion nerveuse. « Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre, ce pauvre enfant ! Quelle terrible chose que d'ensevelir ainsi ce qu'on aime, et de se séparer pour toujours du corps d'un enfant qu'un instant auparavant on soignait et on carressait avec tant d'amour ! on vous l'ôte, on le cloue dans une bière, on le jette dans un trou, on le couvre de terre, comme si l'on craignait qu'il n'en sortît ! Ah ! c'est horrible, et je n'au- rais pas dû me laisser arracher ainsi mon enfant ; j'aurais dû le garder, le faire embaumer ! *

— Et quand on songe, dit mon père, que l'on enterre souvent des gens qui ne sont pas morts! Ah! il est bien vrai que cette manière chrétienne d'ensevelir les cadavres €st ce qu'il y a de plus sauvage au monde.

— Les sauvages, dit ma mère, ils le sont moins que nous. Ne m'as-tu pas raconté qu'ils étendent leurs morts