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212 HISTOIRE DE MA VIE

Je ne me-faisais point d'idée de ce que c'était qu'une ba- taille véritable. Ce que je voyais me représentait un im- mense feu d'artifice, quelque chose de riant et de triomphal, une fête ou un tournoi. Le bruit du canon et ces grandes courbes de feu me réjouissaient. J'assistais à cela comme à un spéciale, en mangeant une pomme verte. Je ne sais à qui ma mère dit alors : « Que les enfants sont heureux de ne rien comprendre ! s Comme je ne sais pas quelle route les opérations de la guerre nous forcèrent de suivre, je ne saurais dire si cette bataille fut celle de Médina del Rio-Seco, ou un épisode moins important de la belle cam- pagne de Bessières. Mon père, attaché à la personne de Murât, n'avait point affaire sur ce champ de bataille, et il n'est pas probable qu'il y fût. Mais ma mère s'ima- ginait sans doute qu'il pouvait avoir été envoyé en mission.

Que ce fût l'affaire de Rio-Seco, ou la prise de Torque- niada, il est certain que notre voiture avait été mise en ré(iuisition pour porter des blessés ou des personnes plus précieuses que nous, et que nous fîmes un bout de chemin en charrette avec des bagages, des vivandières et des soldats malades. Il est certain aussi que nous longeâmes le champ de bataille le lendemain ou le surlendemain, et que je vis une vaste plaine couverte de débris informes assez sem- blables, en grand, au carnage de poupées, de chevaux et de chariots que j'exécutais avec Clotilde à Chaillot et dans la maison de la rue Grange-Batelière. Ma mère se cachait le visage et l'air était infecté. Nous ne passions pas assez près de ces objets sinistres pour que je pusse me rendre compte de ce que c'était, et je demandais pourquoi on avait semé là tant de chiffons. Enfin la roue heurta quelque chose qui so brisa avec un craquement étrange. Ma mère me retint au fond de la charrette pour m'empêcher de re- garJer, c'était un cadavre. J'en vis ensuite plusieurs autres