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190 HISTOIRE DE MA VIE

m'y obstinai jusqu'à pleurer et à crier, ce qui lui causa une grande surprise. « 11 faut, dit-elle à madame Fonta- nier, que celte enfant ne se fasse aucune idée de ce qu'elle demande. Elle croit que mourir, c'est dormir. » Elle me prit alors par la main, et m'emmena avec mon pigeon dans la cuisine où l'on égorgeait ses frères. Je ne me rappelle pas comment on s'y prenait, mais je vis le mouvement de l'oiseau qui mourait violemment et la convulsion finale. Je poussai des cris déchirants, et croyant que mon oiseau déjà tant aime avait subi le même sort, je versais des tor- rents de larmes. Ma mère, qui l'avait sous son bras, me le montra vivant, et ce fut pour moi une joie extrême. Mais quand on nous servit à dîner les cadavres des autres pigeons, et qu'on me dit que c'était les mêmes êtres que j'avais vus si beaux avec leurs plumes luisantes et leur doux regard, j'eus horreur de cette nourriture et n'y voulus pas toucher.

Plus nous avancions dans notre trajet, plus le spectacle de la guerre devenait terrible. Nous passâmes la nuit dans un village qui avait été brûlé la veille et où il ne restait dans l'auberge qu'une salle avec un banc et une table. Il n'y avait absolument à manger que des oignons crus, dont je me contentai, mais auxquels ma mère ni sa compagne ne purent se résoudre à toucher. Elles n'osaient pas voyager la nuit. Elles la passèrent sans fermer l'œil, et je dormis sur la table, où elles m'avaient fait un lit vraiment trop bon avec les coussins de la calèche.

Il m'est impossible de dire à quelle époque précise de la guerre d'Espagne nous nous trouvions. Je ne me suis jamais occupée de le savoir à l'époque où mes parents eussent pu mettre de l'ordre dans mes souvenirs, et je n'en ai plus aucun en ce monde qui puisse m'y aider. Je pense que nous étions parties de Paris dans le courant d'avril 1808, et que l'événement terrible du 2 mai éclata à Madrid pen-