Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 2.djvu/199

Cette page n’a pas encore été corrigée

HISTOIRE DE MA VIE 189

de trois énormes cadavres de porcs fraîchement assas^

sinés pour la provision de la maison et la consommation des vo^'ageurs.

Ma mère se mit à rire et revint se moquer de sa frayeur avec madame Fontanier. Quant à moi, j'eus plus peur de la vue de ces cochons sanglants et ouverts, si vilainement pendus à la muraille, avec leur nez grillé touchant la terre, que de tout ce que j'aurais pu m'imaginer.

Je ne me fis pourtant pas pour cela une idée nette de la mort, et il me fallut un autre spectacle pour compren- dre ce que c'était. J'avais pourtant tué beaucoup de monde dans mes romans entre quatre chaises et dans mes jeux militaires avec Clotilde. Je connaissais le mot et non la chose, j'avais fait la morte moi-même sur le champ de bataille avec mes compagnes amazones, et je n'avais senti aucun déplaisir d'être couchée par terre et de fenner les yeux pendant quelques instants. J'appris tout de bon ce que c'est dans une autre auberge, où l'on m'avait donné un pigeon vivant, sur quatre ou cinq qu'on destinait à notre dîner; car, en Espagne, c'est, avec le porc, le fond de la nourriture des voyageurs, et, en ce temps de guerre et de misère, c'était du luxe que d'en trouver à discrétion. Ce pigeon me causa des transports de joie et de tendresse; je n'avais jamais eu un si beau joujou, et un joujou vivant, quel trésor ! Mais il me prouva bientôt qu'un être vivant est un joujou incommode, car il voulait toujours s'enfuir, et aussitôt que je lui laissais la liberté pour un instant, il s'échappait et il me fallait le poursuivre dans toute la chambre. Il était insensible à mes baisers et j'avais beau l'appeler des plus doux noms, il ne m'entendait pas. Cela me lassa et je demandai où l'on avait mis les autres pigeons. Li jockey me répondit qu'un était en train de les tuer. « Eh bien, dis-je, je veux qu'on tue aussi le mien. » Ma mère voulut me faire renoncer à cette idée cruelle, mais je