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186 HISTOIRE DE MA VIE

siôge de la voilure avec le jockey. Le postillon ralentit ses chevaux, se retourna et cria au jockey : Dites à ces darnes de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux. Ma mère n'eut pas besoin que celte parole lui fût transmise; elle l'enten- dit, et s'étant penchée à la portière, elle vit aussi bien que je les voyais trois personnages, deux sur un côlé de la route, l'autre en face, à dix pas de nous environ, lis pa- raissaient petits et se tenaient immobiles. « Ce sont des voleurs, cria ma mère, postillon, n'avancez pas, retournez, retournez ! Je vois leurs fusils. »

Le postillon, qui était français, se mit à rire, car cette vision de fusils lui prouvait bien que ma mère ne sa- vait guère à quels ennemis nous avions affaire. 11 jugea prudent de ne pas la détromper, fouetta ses chevaux et passa résolument au grand trot devant ces trois flegma- tiques personnages, qui ne se dérangèrent pas le moins du monde et que je vis distinctement, mais sans pouvoir dire ce que c'était. Ma mère, qui les vit à travers sa frayeur, crut distinguer des chapeaux pointus, et les prit pour une sorte de militaires. Mais quand les chevaux, excités et très -effrayés pour leur compte, eurent fourni une assez longue course, le postillon les mit au pas, et descendit pour venir parler à ses voyageuses. « Eh bien, mesdames, dit-il en riant toujours, avez-vous vu leurs fusils? Ils avaient bien quelque mauvaise idée, car ils se sont tenus debout tout le temps qu'ils nous ont vus. Mais je savais que mes chevaux ne feraient pas de sottise. S'ils nous avaient ver- sés dans cet endroit-là, ce n'eût pas été une bonne affaire pour nous. — Mais enfin, dit ma mère, qu'est-ce que c'é- tait donc ? — C'étaient trois grands ours do montagne, sauf votre respect, ma petite dame. »

Ma mère eut plus peur que jamais, elle suppliait le pos- tillon de remonter sur ses chevaux et de nous conduire bride abattue jusqu'au prochain gîte; mais cet homme